Nébuleuse des toiles
Elle prend des cours de peinture depuis des années. L'an dernier, elle a changé de professeur. Bien lui en a pris car, grâce aux conseils prodigués par celui-ci, elle a incroyablement progressé. La toile qu'elle me montre aujourd'hui est tout simplement magnifique. Une des plus belles parmi toutes celles qui peuplent et encombrent son atelier. Je le lui dis. Elle rougit, bafouille, me remercie. Je connais déjà sa réponse mais je lui pose tout de même la question. C'est bien ce que je pensais. Elle ne veut pas la vendre. Du moins, elle ne l'envisage pas dans l'immédiat. Elle a du mal à se détacher de ses "bébés".
Lorsqu'elle installe la toile vierge sur le chevalet, elle visualise déjà ce qui naîtra de ses doigts d'artiste. L'accouchement de l'oeuvre est long, parfois pénible. Elle oscille entre les moments de découragement et les instants de satisfaction. Ses gestes peuvent devenir fébriles et nerveux, d'autre fois ils sont caresses et mouvements habiles. Elle est en proie au doute mais elle ne renonce jamais. Au fur et à mesure de l'avancement du travail, le professeur émet son avis ponctué tantôt d'une moue, tantôt d'un mot encourageant ou d'un geste de contentement. Elle ira au terme de ce qu'elle a entrepris. Avec un mélange de larmes, de jurons, de sourires, de questions. De passion et de bonheur surtout.
Il y a un mois, elle a consenti à laisser partir une de ses toiles aux teintes rouges et or de sa pouponnière. Même si l'adoptante est loin d'être une inconnue, elle vient me confier le tourment que provoque ce départ. Comme bien souvent, il me faudra trouver les mots réconfortants, ne pas la brusquer, la laisser exprimer la douleur de cette singulière séparation. Forte en symbole. Une partie d'elle-même s'en va. Comme un enfant devenu grand qui quitte le nid pour mener sa propre vie ailleurs.
Je l'incite à continuer d'exposer parce que c'est valorisant. Parce que les compliments reçus et les offres d'achat viennent couronner le fruit de ses efforts, de ses progrès.
Une de ses toutes premières peintures est accrochée au mur de mon salon. D'autres, plus récentes, le sont dans un salon de coiffure, des expositions temporaires, pour un concours.
Je sens néanmoins toujours cette même angoisse de devoir un jour se séparer de ses "préférées"... de plus en plus nombreuses. Il lui est égal de faire ou non commerce de ses réalisations. Elle a une activité professionnelle qui lui permet de vivre confortablement. Elle ne cherche pas à vendre à tout prix. C'est sans doute pour cette raison que j'admire d'autant plus son talent de peintre qu'elle ne cherche pas à exploiter.
Il y a une seule chose qui la désole et qui semble commune à de nombreux exposants. Elle ne sait pas comment photographier ses toiles sans que n'apparaisse la tache éblouissante d'un flash ou le bruit causé par une lumière trop faible. Je me ferai un plaisir de l'aider pour remédier à ce petit souci qui ternit la photo. Sa peinture vaut bien plus qu'une nébuleuse des toiles.
Elle n'est pas à vendre, mais si elle l'était un jour, j'ai déjà mis une option dessus :