La femme au livre
Elle est assise, comme tous les jours, sur un banc. Elle franchit toujours la grille du parc à la même heure, fait quelques pas, regarde alentour. Le soleil est revenu depuis quelques jours, les places libres sont rares sur les bancs. Des jeunes gens se sont allongés sur la pelouse malgré le panonceau en interdisant l'accès. Ils parlent fort, rient aux éclats, chahutent, s'enlacent, s'embrassent. Ils s'amusent avec insouciance sous le regard des promeneurs, pour la plupart, indifférents à la scène.
Elle les observe discrètement, tout en lisant un roman de Susanna Tamaro. Entre deux coups d'œil furtifs et indiscrets, elle revient à sa lecture. Alors que ses yeux viennent de se détacher du couple batifolant dans l'herbe tendre, ils s'attardent sur les dernières phrases lues. Celles-ci lui martèlent la tête. "Désormais, la plupart des gens ne vivent pas; ils attendent simplement que la vie passe. Que devient-elle alors ? Juste un contenant de distractions pour tromper l'ennui. Puis, à l'improviste, la mort survient, ou le désastre d'une maladie, et tous crient : Tromperie ! Tricherie ! Ce n'était pas prévu dans les règles du jeu"
Et elle, qu'en est-il de sa vie ? Cruelle introspection qui la tourmente alors et ravive un vague à l'âme récurrent. Un mot lui vient à l'esprit, la hante tout autant que ce qu'il définit : solitude. Terrible mal dont elle n'est jamais parvenue à trouver le remède efficace. Jusqu'à présent, elle a lutté contre cette ennemie du bonheur. Elle s'est mise à dire "bonjour" pour le plaisir de se l'entendre dire aussi, pour le bonheur de recevoir un sourire en échange, pour avoir le sentiment de ne pas être transparente aux yeux des autres. Puis, elle s'est surprise, plusieurs fois, à commenter ses faits et gestes comme le font les personnes âgées et gâteuses. Comme pour se tenir compagnie à elle-même les jours de profonde détresse. Pour quitter le monde du silence qui l'entoure, identique à celui des fonds marins, des abîmes. Pour ne pas percevoir uniquement le souffle de sa respiration, les borborygmes disgracieux de ses intestins, le craquement de ses articulations nouées, le bruit de ses pas.
Perdue dans ses pensées, elle n'a pas vu que le couple s'en est allé, laissant l'empreinte de leurs embrassades dans le gazon. Les bancs ont été désertés peu à peu. La pause du déjeuner est terminée, les gens sont repartis travailler à leur bureau.
Elle replonge ses yeux dans l'ouvrage posé sur ses genoux. Quand sonnent trois coups à l'horloge de l'église voisine, elle vient de terminer la lecture du livre sur ses quelques phrases : "Chaque jour, dorénavant, je me lève, je vais vers la fenêtre et je sais que cette journée pourrait être la dernière. Il n'y a plus de peur en moi, ni de sensation de vide, plutôt l'émotion adolescente de celui qui attend la première rencontre avec l'Aimé."