Tête à conneries
Sa tête me rappelle celle d'un gamin pris sur le fait et qui se montre insolent après réprimande.
Il y a une vingtaine d'années, pour rendre service à un couple de copains, j'ai gardé leur fils âgé de 30 mois. Je me souviens, comme si c'était hier, de l'expression du visage de ce charmant bambin quand il s'était mis à griffer le cuir du canapé tout en me toisant. Son regard noir m'avait littéralement glacé le sang, me remettant en mémoire le film "Damien, la malédiction" (The Omen). Je n'ai plus jamais accepté de garder ce môme dont les agissements ont confirmé mes craintes plus tard. Il m'a inspiré le texte "Un diablotin au visage d'ange", publié mais devenu introuvable dans les archives de ce blog. Alors je vous en propose la (longue) lecture à la fin de ce billet.
Un diablotin au visage d'ange.
La place était animée, comme tous les jeudis matins, par le marché. J'arpentais, d'un pas léger, les allées qui longeaient les étals que les marchands avaient installés dès l'aube, sous le regard vigilant du placier.
Il s'élevait des éventaires de multiples senteurs qui parfumaient l'air et provoquaient une sorte d'ivresse olfactive. Même l'odorat le moins délicat ne pouvait échapper à l'arôme appétissant et varié des épices, mélangé à la fragrance chatouilleuse et enivrante des fleurs fraîchement coupées et écloses. Mes yeux étaient émerveillés par la palette de couleurs qui s'offrait à eux. Le camaïeu vert des légumes côtoyait les rouges éclatants des fruits. Le jaune éblouissant du mimosa se détachait de la blancheur des roses, du bleu des iris, du rose des tulipes. Le tout formait un tableau bariolé, complété par les tons chatoyants et multicolores des rouleaux de tissus exposés et proposés aux éventuelles couturières. Malgré l'heure matinale, une foule compacte se pressait déjà autour des divers étals. Les ménagères portaient à leur bras de grands paniers d'osier auxquels il arrivait, immanquablement, de se cogner à cause de l'encombrement en ce lieu étroit et peuplé. S'en suivaient alors, parfois, quelques mots d'excuses marmonnés à la hâte d'une part, une vérification sommaire du contenu du panier malmené d'autre part. Mais, il régnait la plupart du temps une totale indifférence, dans un brouhaha étourdissant et une bousculade sans merci.
Un concert de voix criardes perçait les oreilles. C'est ainsi que les marchands interpellaient les chalands et vantaient haut et fort la qualité de leurs produits. Je m'arrêtai devant un étalage de primeurs. Il s'en exhalait une odeur qui me rappelait des souvenirs d'enfance. En particulier, celui du grenier qui servait de réserve pour l'hiver et où je venais m'empiffrer, en cachette, de pommes juteuses et sucrées, destinées à la fabrication de compotes par mon aïeule. Les fruits, qui paraissaient recouverts d'une couche de vernis tellement ils brillaient, disposés dans des cagettes sur l'étal, avaient ce même parfum qui emplissait les combles de la maison. J’étais perdue dans mes rêveries quand, je sentis un poids peser sur ma hanche. Je pensais trouver des yeux un inévitable panier pendant négligemment au bras d’une ménagère sans gêne, mais mon regard se posa sur une tête brune et bouclée d’un garçonnet venu se coller à moi.
« Il est mignon comme tout votre « pitchoun » , me lança, d’une voix chantante et puissante, la marchande qui s’affairait auprès de sa clientèle.
Je n’eus pas le temps d’objecter qu’il ne s’agissait point de mon fils, qu’elle était déjà repartie à sa caisse pour rendre la monnaie à une femme grassouillette et bavarde comme une pie. En même temps, je n’éprouvais pas l’envie de démentir, flattée quelque part qu’on ait pu me prendre pour la mère d’un charmant marmot. Car l’enfant avait effectivement le visage d’un angelot, un regard candide, une moue mutine qui se transforma en un exquis sourire lorsque mes yeux se posèrent à nouveau sur lui. L’iris de ses yeux avaient une couleur noisette aux reflets mordorés, et de grands cils soyeux ourlaient le bord de ses paupières. Je m’apprêtais à demander au garçonnet la raison de sa présence tout contre moi. Etait-il perdu dans la foule, bien qu’il ne semblât pas effaré ? Voulait-il me demander quelque chose ? M’avait-il pris pour quelqu’un d’autre ?
Mais je fus détournée de cette intention par l’arrivée sonore d’une fanfare et à laquelle je prêtai attention quelques instants, charmée par la musique produite par les fifres et les tambourins, par la blancheur immaculée des costumes ceints à la taille d’un large ruban rouge carmin. Cette autre rêverie de la matinée fut bientôt interrompue par les vociférations de la marchande de primeurs.
« Dites donc ! faudrait p’t être surveiller vot’ môme ! Pour l’heure, va falloir m’ payer la pomme qui vient d’ chiper ! »
Je regardai la vendeuse, interloquée et sentis bientôt le poids des regards accusateurs des badauds posés sur moi. Puis, je regardai aussitôt l’enfant qui mordait à pleines dents dans le fruit chapardé.
« Mais ce n’est pas… » dis-je sans pouvoir continuer ma phrase et expliquer que je n’étais pas la mère du garçonnet.
L’enfant avait saisi ma main de ses petits doigts, me regardait à présent d’une façon implorante et lâcha à ma grande stupéfaction : « Pardon Maman ! j’avais faim »
Les commentaires allaient bon train et l’esclandre étant proche, je tendis prestement l’argent demandé afin de faire taire les propos indignés des personnes alentours.
« C’est y pas malheureux d’ voir ça ! L’ pauv môme qu’a l’ ventre qui grouille de faim !»
Je sentais une brusque chaleur m’envahir, je devais être cramoisie, à la fois de honte et de rage. Tenant fermement l’enfant par la main, je m’éloignai, penaude, de l’endroit devenu subitement hostile. Lorsque nous fûmes suffisamment à l’écart, je m’adressai d’un ton ferme et moralisateur au garnement qui finissait de déguster, le plus tranquillement possible, sa pomme.
« Dis donc petit chenapan ! Tu sais que ce n’est pas bien de voler comme tu l’as fait ? »
Encore une fois, l’enfant m’interrompit et écourta le sermon que j’allais lui faire. Son regard, que j’avais trouvé candide, se mua en un coup d’œil transperçant et menaçant. Sa bouche esquissa un sourire narquois puis laissa échapper un ricanement. Ensuite, d’un geste dédaigneux, il balança le trognon et cracha un reste de pomme sur mes chaussures. Je demeurai interdite devant cette attitude inattendue de la part d’un enfant dont je n’aurais jamais soupçonné, quelques instants auparavant, un tel comportement quasi diabolique. Il repartit dans un éclat de rire sardonique, profita de ma stupeur pour échapper à mon emprise et s’enfuit en se faufilant comme une anguille dans la foule.
Lorsqu’on me parle à présent de l’innocence de l’enfant, je me dis que les adultes sont, parfois, dotés aussi d'une grande naïveté de croire une telle chose.
© Ksenia Kemler – Avril 2002