Les jolis souvenirs - 2
On ne prêtait pas à ma grand-mère maternelle un caractère aimant et pourtant c'est auprès d'elle que j'ai souvent trouvé le réconfort. Etait-ce parce qu'elle avait dès ma naissance assumé le rôle que ma mère ne voulait pas tenir ? Était-ce parce que mon grand-père était mon parrain qu'elle se montrait davantage généreuse à mon égard qu'envers mes cousins ? Etait-ce parce j'étais une des rares personnes à lui demander de me raconter sa vie d'enfant avant et après son passage à l'Assistance Publique, les années passées en sanatorium pour soigner une tuberculose ?
J'avais pris pour habitude de ne pas traîner dans ses jupons. Elle me laissait toute la liberté de gambader dehors, de soliloquer, de jouer avec des amis imaginaires, de parler aux animaux. Je n'ai pas le souvenir qu'elle m'ait punie souvent. Même quand je déchirais mes habits en escaladant le muret qui séparait la cour de ferme à celle du château. J'avais la flemme de faire le tour et de passer par le portail. Quand je revenais avec des écorchures de fils barbelés ou des vêtements maculés de bouse de vache, elle disait que j'apprenais la vie. Pour ma grand-mère, il n'y avait rien de grave. A part la mort....et ses économies ! C'était devenu une sale manie de thésauriser, dont beaucoup se moquaient dans les alentours, depuis qu'elle avait accidentellement fait brûler pendant la guerre les économies qu'elle avait cachées. Dans le tiroir à braises d'un poêle à bois qu'elle alluma un jour sans se rappeler que.... ! Mon grand-père qui avait travaillé durement pour réunir cet argent, lui en avait voulu durablement. Ils n'en avaient plus jamais reparlé entre eux mais on sentait l'amertume derrière des reproches tus.
Dès l'aube, mon grand-père s'occupait des animaux puis il s'isolait dans le grand potager, les champs. Avec les deux chiennes Java et Dina sur ses talons. Il ne revenait qu'à l'heure de la soupe, juste après la traite manuelle des vaches. Je l'accompagnais très souvent sans le gêner dans ses travaux. C'est ce qu'il appréciait, comme le fait que je ne hurlais jamais à ses oreilles sourdes. On se comprenait avec des mimiques. Une sorte de langage pour sourd et muette, rien qu'à nous.
Je l'entendais parfois se lever en pleine nuit et partir assister une vache qui vêlait. Quand la bétaillère venait chercher les veaux pour la boucherie, mon grand-père pleurait dans son coin pendant un ou deux jours. Il lui arrivait même d'en faire de véritables crises de foie. Quand une chatte avait une portée, mon grand-père ne pouvait se résoudre à tuer les petits dès la naissance comme le lui demandait ma grand-mère. Si bien que nous étions envahis par les chats. Je crois que c'est la raison pour laquelle je ne les supporte plus aujourd'hui dans mon espace vital.
A la fin de sa vie, ma "mémé" m'appelait quelquefois par le prénom de ma mère. Ce n'est pas qu'elle perdait la tête car elle se reprenait aussitôt. Je crois qu'elle avait surtout des moments de nostalgie, de profonde mélancolie où sa fille décédée trop jeune lui manquait. Elle avait fini par trouver une astuce pour ne plus commettre de lapsus, elle m'appelait "ma chérie". Ce sont ces mots qu'elle m'a adressés dans le dernier battement de son coeur nécrosé et en lambeaux.
Mes grands-parents n'étaient pas des gens parfaits. Ils avaient connu l'abandon l'un et l'autre, la maladie, la guerre. Ils avaient leurs aigreurs, des ennuis qu'ils n'ont jamais exposés ouvertement. Je me rappelle qu'on disait de ma grand-mère qu'elle ne se tracassait de rien, que rien ne semblait l'atteindre. Je n'en ai pas la même version, le même souvenir. Derrière une forme de désinvolture se cache parfois une vie chaotique d'où rien ne transpire. Uniquement de p jolis sourires.