Le pied d'Audrey
Ma toute nouvelle petite belle-soeur susnommée a un joli minois, des yeux bleus en amande (en raison d'un épicanthus), un sourire enjoleur. Seulement voila, vous ne verrez pas les portraits que j'ai réalisés d'elle. Non pas que mon frère soit d'un naturel jaloux, bien que très méditerranéen de tempérament, mais la belle ne m'a pas autorisée à publier les photos. Je respecte donc sa volonté. Pas uniquement parce qu'elle manie le fusil avec dextérité. Car, seul point de mésentente entre nous et que nous évitons soigneusement d'aborder quand nous nous rencontrons, Audrey est chasseuse. Devrais-je lui faire la gueule parce qu'elle prend son pied dans la pratique de la chasse ? Euh... oui si je suis fidèle à mes convictions, mais c'est la nana de mon unique frangin avec lequel je n'ai pas envie de me brouiller. Nous avons été suffisamment et longuement séparés par les aléas d'une chienne de vie, nous évitons l'un comme l'autre aujourd'hui les fâcheries inutiles. On en a assez bavé et souffert de ne pas avoir une vie de famille "normale".
Je fais donc bon gré mal gré avec...le pied d'Audrey*.
Feu mon père était également chasseur. J'ai quelques souvenirs de ses retours de chasse où il arborait fièrement à bout de bras ses victimes truffées de plombs. Perles de métal gris que l'on retrouvait ensuite sous la dent en mangeant le gibier. Je me rappelle la vision du faisan suspendu tête en bas au plafond de la cave. Le temps qu'il... faisande. Avant d'être plumé, vidé et bouffé.
Je me souviens aussi de la colère de mon père quand on lui avait volé sa chienne Porcelaine-Saint-Hubert, superbe et douée pour les battues au sanglier. Donc convoitée. Zazie s'enfuit de ses géôliers, parcourut des kilomètres pour revenir au bercail. Les coussinets des pattes en sang, assoiffée, le museau profondément entaillé par un lacet qui l'empêchait d'aboyer et de se défendre. Mon père ne l'emmena plus jamais à la chasse. Elle vécut jusqu'à ses 15 ans, à la campagne chez mes grands-parents maternels. Et comme c'est également là que j'ai passé une grande partie de mon enfance, j'y ai grandi en même temps qu'elle vieillissait.
Je me souviens de la profonde tristesse de mon père quand son teckel est mort écrasé sous les roues de la voiture d'une amie qui prit la fuite et... cessa d'être l'amie. Je n'ai jamais vu mon père autant pleurer que ce jour-là. Son visage était ravagé par les larmes, mangé par des plaques rouges d'eczéma soudainement apparu. Mon père disparut toute la journée, revint tard dans la nuit. Peut être ivre encore une fois, et pas que de douleur. Tout ce que je sais c'est ce qu'on me dit le lendemain. Qu'il était allé enterrer son chien dans la forêt, réserve de chasse.
La seule chose qui me plaisait, c'est quand mon père m'emmenait (rarement) avec lui. Le fusil restait le plus souvent sur son épaule ou "cassé" sur son bras, culasse ouverte. Il m'apprenait à identifier les oiseaux par leur chant et leur plumage. J'aimais bien quand il les imitait en sifflant dans ses mains jointes, avec ou sans appeau. Constatant mon enthousiasme, il m'avait même offert par la suite un disque du Reader's Digest "le chant des bois".
Par contre, je n'ai jamais aimé l'étalage de cadavres, photographiés comme des trophées, juste avant le partage entre tous les chasseurs. Quand je descendais à la cave parce qu'on m'y avait envoyée chercher des patates, du lait, du vin, je regardais de travers le congélo où s'entassaient les cuissots de chevreuils ou de sangliers.
Au décès de ma mère, j'ai retrouvé les étuis et les fusils sur le dessus d'une armoire. Il y avait encore les cartouches et les balles. Des dizaines d'années plus tard. Le tout, intact. Je ne sais pas ce qu'il en est advenu par la suite. Je ne voulais surtout pas toucher à ces instruments de mort.
* Cristophe n'est pas mon frère :-D