Coloration maison
Lorsque je n'étais pas occupée à mon poste d'observation à regarder le quotidien des prisonniers, je tenais compagnie à la pauvre vieille femme, belle-mère de ma grand-tante, qui passait ses journées assise dans un fauteuil Voltaire du salon. Face à la grande baie vitrée de l'autre façade de l'immeuble qui donnait sur le grand parc boisé. A attendre que la mort vienne l'emporter. Seulement, la grande faucheuse lui avait ôté son mari, ses amis, sa famille. Puis son fils tout récemment. Mais elle, elle l'avait épargnée, oubliée.
Des années plus tard, quand j'écouterai la chanson de Brel "Les vieux", je l'associerai à l'image que je garderai toujours de cette femme qui avait été belle et qui était devenue toute maigrichonne, ratatinée comme un fruit trop mûr et désseché. Sourde. Silencieuse. Morte-vivante.
"Les vieux ne bougent plus leurs gestes ont trop de rides leur monde est trop petit
Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit"
Tous les matins, après son petit déjeuner frugale, Eugénie s'installait immuablement dans son fauteuil attitré. Le velours carmin de l'assise et du dossier était élimé jusqu'à la trame. On commençait à voir le rembourrage qui ne tarderait pas à s'échapper en l'absence de restauration du siège. Eugénie allongeait ses jambes frêles sur le petit tabouret Napoléon III recouvert de velours vieux rose, disposé devant elle, et s'assoupissait une heure, parfois plus. Tout dépendait si je venais l'embêter ou pas. Et comme je m'ennuyais souvent...Elle ne dormait pas longtemps ! Ma grand-tante me houspillait. Sa belle-mère prenait immédiatement ma défense.
- Laissez-la donc cette petite ! Elle ne fait rien de mal. Bien au contraire, elle m'amuse ! Elle est si pleine de vie.
Le sourire qui accompagnait ces paroles et qu'elle m'adressait, revêtait la signification d'une absolution inconditionnelle. Mais ma grand-tante m'éloignait tout de même sur le champ de sa belle-mère. Elle sortait des cahiers et des livres d'école. Pour m'occuper. Utilement. Vieux réflexe d'institutrice. Bombardée par la suite directrice honoraire. Grâce à (ou à cause d' ?) elle, j'ai su lire, écrire, compter à mes trois ans. Je n'ai pas connu l'école maternelle et j'ai embrayé de suite en primaire, avec de l'avance. Avance qu'il me fallait expressément maintenir et qui pesait bien plus lourd que mon cartable sur mes épaules d'écolière.
Un jour que je me montrais particulièrement sage et appliquée dans les exercices qui m'avaient été donnés à faire, ma grand-tante m'ordonna de laisser mon petit bureau, de m'installer sur la table basse du salon et d'y continuer mes devoirs jusqu'à son retour. Elle devait s'absenter pour une "course urgente". Eugénie, assise comme à son habitude dans son fauteuil, tout à coté, était chargée de me surveiller.
Ce qui devait arriver....Arriva ! Dès que les clefs de la porte d'entrée eurent fini de tourner dans la serrure.
J'avais envoyé valser cahier, livres, crayon et j'étais venue me planter, tout sourire, devant Eugénie. Qui d'un air entendu, me retournait le sourire.
- On va jouer à la marchande de chaussures !
Sans attendre la moindre contestation, ni le moindre assentiment, j'avais cavalé immédiatement en direction du meuble à chaussures. Pour revenir tout aussi vite avec une première paire ...d'escarpins. Taille 37. Alors que grand-mémé Eugénie logeait d'ordinaire ses grands pieds secs dans du 39 !
- Attends ! J'vais chercher le chausse-pieds !
Là encore, faisant fi de l'avis d'Eugénie qui s'était vue débarrassée illico presto de ses confortables pantoufles pour se retrouver les orteils écrabouillés au bout des escarpins.
Pauvre petite vieille qui se trouvait, seule, bloquée dans son fauteuil avec une gamine de quatre ans et demi qui s'était mis en tête de faire rentrer ses talons récalcitrants dans ces chaussures bien trop étroites.
Au bout de ....six essais infructueux avec différentes paires, j'avais changé ....de vocation ! Trop pénible ce métier de marchande de chaussures !
- On va jouer à la coiffeuse !
Aussitôt dit, aussitôt fait ! Je m'étais accaparé le petit tabouret sur lequel reposaient les pieds meurtris d'Eugénie et l'avait placé derrière le fauteuil Voltaire pour monter dessus et pouvoir...oeuvrer.
J'étais allée ensuite chercher dans la salle de bains, brosses et peigne. Et quelques autres ...accessoires. Par chance, les ciseaux étaient hors de ma portée. Encore que, quand je dis "par chance"....
J'étais encore à ...l'ouvrage quand ma grand-tante était revenue. J'entends encore aujourd'hui le bruit des clefs et du sac à main qui tombent sur le parquet. Et le cri.
J'avais cru en premier lieu que c'était le désordre ambiant la cause de cette réaction. Je n'avais pas rangé les chaussures, les boîtes et le chausse-pieds qui gisaient épars sur le tapis du salon.
Je ne voyais vraiment pas ce qu'on pouvait me reprocher d'autre. Après tout, je n'avais fait que reproduire ce que j'avais vu quand j'accompagnais ma grand-tante chez son coiffeur. Pour...sa coloration.
J'avais mélangé dans un bol le contenu de deux de mes tubes de gouache. Un bleu et un jaune. Parce que je trouvais ça joli. J'avais ensuite appliqué le mélange au pinceau sur la chevelure, jadis blanche, d'Eugenie. Qui avait à présent la tignasse verte. Avec quelques touches de bleu et de jaune, ici et là.
Pendant qu'on shampooinait grand-mémé qui avait failli s'étouffer (de rire ?) en se voyant dans le miroir, j'avais eu triple ration de...devoirs à faire. Pleins et déliés à la plume en travail d'écriture. Lecture et récitation à apprendre. Tables de calcul.
Tout ça pour avoir voulu épouser la profession de coiffeuse après une vocation avortée de marchande de chaussures ! Et être....pleine de vie !