La veuve joyeuse
Partout où j'ai habité, j'ai toujours attiré la sympathie de mes voisines frôlant le quatrième âge. Est-ce parce que j'ai été dès ma plus tendre enfance élevée par des personnes âgées pour lesquelles j'ai gardé de la reconnaissance et de la tendresse ? Ou tout simplement parce que je suis souriante aimable et polie à chaque fois que je les rencontre. Je ne me contente pas d'un banal bonjour-bonsoir, je m'enquiers de leur santé. Je demande des nouvelles de leurs petits-enfants. Je les complimente sur leur coiffure fraîchement choucroutée par le coiffeur du quartier. Elles aiment bien ça, les personnes âgées. Mine de rien, cela leur permet de rompre quelques instants la solitude qui leur pèse souvent. D'ailleurs, c'est pour ça que certaines vont en courses en pleine période de chauffe des magasins. Pour voir du monde. Pas que pour jouer les Tatie Danielle et nous faire pester de les retrouver en train de farfouiller dans leurs porte-monnaies riquiqui, de bloquer les caisses à ranger tranquillement leurs provisions dans leur trolley, de bavarder longuement avec la caissière.
Les mamies de mon immeuble n'ont pas besoin d'aller bien loin pour tailler la bavette. Elles m'ont à dispo ! Quand j'habitais en région parisienne, il y en a même qui guettaient mon retour du travail à leur fenêtre. Je les soupçonne d'avoir souvent prétexté un sac poubelle à jeter, une promenade du toutou de compagnie pour sortir de leur appartement et me croiser immanquablement dans le bas de la cage d'escalier. En jouant la suprise de me trouver là, à 17 heures, en train de relever le courrier dans ma boîte aux lettres. Ah les boîtes aux lettres ! Elles ont été témoins de longues séances de bavardage entre les petites mémés et moi. Il nous est arrivé de partager une tasse de café ou de thé avec des petits gâteaux. J'ai rarement écourté ces moments. Je les ai encore moins évités. Peut-être parce qu'il y a bien une chose que l'on a en commun : la hantise de la solitude. En particulier, celle de la vieillesse que je connaitrai peut être un jour et que je redoute car je n'ai pas de famille. Déjà qu'avec une, des petits vieux sont délaissés....
Lorsque je suis arrivée à Montpellier, j'ai encore une fois sympathisé de suite avec mes nouvelles voisines. De toute façon, il y a trois types de population prépondérante ici : les étudiants, la communauté lesbienne-gay et ...les retraités.
J'ai fait la connaissance très vite des plus curieux. Ceux qui abordent les nouveaux venus dès le jour de l'emménagement. Qui demandent si on a des enfants et qui précisent que, dans l'immeuble, on aime les gens calmes. Qui ne font pas de raffût. Eh bien ça tombe bien. Moi aussi, j'apprécie la tranquillité. Ce qui doit bien plaire à mes voisins les plus ronchons d'ordinaire.
Dans mon ancienne résidence, il y avait un couple, plutôt aisé, dont le mari était invalide et se déplaçait dans un fauteuil électrique. La femme, alerte et toujours pomponnée comme si elle allait au bal, le suivait dans ses déplacements sur une mini bicyclette.
Un jour, alors que je revenais du bureau, j'ai trouvé cette femme assise sur un banc d'une place du quartier. Elle était seule, les yeux cachés derrière des lunettes noires, la tête baissée.
Je me suis approchée, l'ai saluée et j'ai demandé des nouvelles de son mari qui était hospitalisé à la suite d'une attaque cérébrale. Elle m'a priée de m'asseoir à ses côtés. Elle a ôté ses lunettes, m'a souri, m'a dit "C'est gentil à vous de demander des nouvelles de R." Elle a toujours appelé son mari par son prénom quand elle m'en parlait, comme si nous étions intimes de longue date.
Les nouvelles n'étaient pas bonnes mais l'état de son mari était stationnaire. Et c'est justement ça qui l'inquiétait et dont elle me fit part abruptement :
"Si vous saviez ce que je suis fatiguée d'aller dans cet hôpital, le voir. C'est à l'autre bout, je mets un temps fou. En plus, ça sert à rien. Par moments, il n'a plus toute sa tête. Je me demande combien de temps ça va durer et quand il va mourir. Le problème, c'est qu'il a une pile au coeur, voyez-vous. Et qu'elle n'est pas prête de lâcher !"
J'ai été partagée entre indignation et fou rire, ce jour-là. Ne sachant plus très bien comment réagir et quoi répondre à cette dame de soixante dix ans. J'ai bafouillé quelques paroles d'une platitude extrême.
Le mari est décédé deux semaines après. La femme, que je croise encore de temps en temps, me raconte qu'elle a changé de voiture, qu'elle sort, qu'elle revit. Elle me fait part de ses nombreux voyages lointains. Dernièrement, elle était à Dubai. Elle voulait voir son architecture.
Elle rayonne. Elle est encore plus pimpante qu'avant. Elle m'embrasse, dans le vide, pour ne pas me laisser son rouge à lèvres sur la joue, je suppose. Ca me fait rire intérieurement, cette petite manie... mondaine. Son parfum capiteux me chatouille les narines.
Je la surnomme gentiment "la veuve joyeuse".