L'évasion
J'étais alors âgée de quatre ans et demi et je vivais chez une grand-tante épleurée qui venait de perdre son mari d'un cancer du foie. Celle-ci hébergeait également sa belle-mère de quatre vingt dix ans, sourde et grabataire, dans son spacieux appartement traversant et perché dans les étages d'une résidence imposante. L'une des façades, celle de la cuisine et de deux chambres, offrait un panorama particulier. Celui de la prison qui, bien vite, me fascina. Au grand dam de ma grand-tante qui s'efforçait à capter mon attention vers de plus saines occupations que celle qui mobilisait la plupart de mon temps : l'observation de la prison et de ses étranges occupants.
Indifférente aux remontrances, aux soupirs d'exaspération, aux injonctions de la grand-tante, je demeurais sur le balcon de la cuisine, les deux mains agrippées aux barreaux. Comme les prisonniers dont j'espionnais les moindres faits et gestes dans leurs cellules. Cela m'amusait de les voir communiquer avec leurs petits miroirs qui étincelaient sous le soleil. De temps en temps, je recevais un de leurs messages codés en plein dans les mirettes qui étaient subitement éblouies. Mince ! Ils m'avaient repérée ! Je me cachais aussitôt en m'accroupissant. C'était marrant ce jeu de cache-cache. Sauf pour la grand-tante qui me rappelait une fois de plus à l'ordre. En vain.
- Tu sais que c'est interdit, ma chérie. Ce sont des voleurs et des méchants qui sont enfermés. Il ne faut pas que tu les regardes comme ça. Ils font du mal aux petites filles comme toi.
Dans ma petite tête d'enfant, je pensais tout autre chose. Mais non, ils ne me faisaient aucun mal. Au contraire, ils étaient devenus comme des compagnons de jeu. Ils ne pouvaient pas être bien méchants. Ils accrochaient même des morceaux de pain au grillage de leurs cellules pour que les oiseaux viennent et puissent manger.
Le soir, avant d'aller me coucher, je prétextais une envie de boire pour me rendre dans la cuisine et jeter le dernier coup d'oeil de la journée. Les mains plaquées au carreau de la porte-fenêtre, j'épiais l'intérieur faiblement éclairé des cellules. Je voyais l'écran lumineux bleu gris des téléviseurs, les points rouges incandescents des cigarettes. Dans la tour des gardiens, j'assistais à la relève de l'équipe du jour. Je les trouvais nombreux ces hommes en uniformes et casquettes sombres. Ils me faisaient peur, eux.
Puis, je filais au lit. Quelquefois, dans la nuit, s'élevaient la plainte et les cris d'un homme. Puis, le silence se réinstallait. Je me rendormais la tête enfouie sous les draps.
Le lendemain, j'attendais avec impatience le moment que j'appréciais le plus. Celui de dix heures. Celui de la promenade des prisonniers dans les courettes prévues à cet effet. Je maudissais les jours de pluie où ces courettes demeuraient vides. Tout comme elles le furent définitivement après ce fameux jour. Celui de l'évasion à laquelle j'ai assisté.
Les hommes étaient sortis par petits groupes de quatre ou cinq, comme d'habitude, dans les courettes toutes surveillées par un gardien, à travers le judas des portes. Dans l'une des courettes, j'avais vu les hommes faire la courte échelle à un prisonnier qui, une fois hissé sur le mur, s'était mis à courir en équilibre sur les tuiles qui en revêtaient le sommet. L'alerte était donnée. Les coups de sifflets résonnaient. On lui aboyait l'ordre de se rendre. Mais, il ne stoppait pas sa fuite. Il avait atteint les toits des ateliers où les prisonniers travaillaient pour pouvoir cantiner. Un jour, j'avais demandé à ma grand-tante en quoi consistait leur travail.
- Ils fabriquent des jouets, des poupées.
Comment pouvais-je penser après qu'ils puissent être méchants ces gens qui fabriquaient des jouets pour les enfants ?!
J'avais laissé échappé un petit cri d'angoisse en voyant l'homme glisser légèrement sur le toit d'un des ateliers. Il avait retrouvé son équilibre et il continuait de courir sur l'arête du toit. Il voulait sans doute atteindre le mur d'enceinte. Peut être que des complices l'attendaient de l'autre côté de ce mur ? Dans une voiture, prête à démarrer en trombe. Comme dans les films de gangsters. Seulement, il n'avait visiblement pas prévu une telle distance entre l'extrémité du toit de l'atelier et le mur. Il y avait un écart de plus de cinq mètres. Tenter de sauter, même en prenant le maximum d'élan, était voué à l'échec. C'était même du suicide.
L'homme avait stoppé là, sa fuite. Alors que les autres détenus ramenés dans leurs cellules juste après l'alerte, hurlaient leurs encouragements, tapaient bruyamment sur les barreaux.
Les gardiens s'étaient tous rassemblés au bas de l'atelier. Ils avaient tendu une grande couverture gris foncé. L'un deux, au moyen d'un mégaphone, demandait à l'évadé de se rendre. Ce dernier hurlait en retour qu'il préférait crever.
C'est alors que j'avais vu le grand camion rouge des pompiers arriver. La lance incendie avait été dirigée vers l'homme sur le toit. Le puissant jet d'eau l'avait balayé immédiatement comme une miette insignifiante. L'homme avait cherché une dernière fois à se cramponner au chéneau. Puis, je l'avais vu basculer en bas, dans la couverture que les surveillants pénitentiaires maintenaient tendue.
Une profonde tristesse m'avait étreinte. J'aurais tant aimé qu'il parvienne à se sauver. Peut-être bien parce que, derrière les barreaux de ce balcon de cuisine dans cet appartement lugubre, je rêvais secrètement d'évasion, moi aussi. C'est d'ailleurs sans doute pour cette même raison que mes dessins d'enfant, à l'époque, faisaient apparaître des barreaux partout. Aux fenêtres des maisons, des voitures. Même les poissons nageaient dans la mer....derrière de gros barreaux gris. Personne ne s'en inquiétait.